Pratiquer la sociologie

Le type de connaissances produites par le GRAC se veut arrimé à la réalité observée. Ainsi, nous pratiquons la sociologie en ne présumant pas de ce qu'un terrain d'enquête va amener comme nouveaux questionnements et nouveaux problèmes. La pratique de la sociologie, à l'image de celle des acteurs que nous rencontrons sur les terrains de recherches, consiste pour nous à résoudre les problèmes posés par l'action : nous considérons que les problèmes pratiques posés au sociologue (saisir, rendre compte, restituer la pratique) sont du même ordre que ceux auxquels doivent faire face les acteurs (penser la pratique, poursuivre l'action).

Prêter attention à ce qui advient

S'intéresser aux pratiques, c'est prêter une attention particulière à leurs multiples mouvements, à leurs ajustements en situation. Nous nous intéressons ainsi au fil de nos recherches à des formes d'expérimentations, qui esquissent des pratiques inédites sur le plan politique, écologique, social et culturel et produisent de nouvelles formes de solidarités. Ces expérimentations ne relèvent pas du seul domaine de l'extraordinaire, et peuvent tout aussi bien se déployer plus discrètement, par exemple dans des « arts de faire » au quotidien liés à la pratique ordinaire des espaces urbains (faire avec la ville, ses transformations, ses aménagements, dans les usages de tous les jours). Lorsque nous nous intéressons aux institutions du travail social, c'est encore vers l'usage ordinaire que notre regard se porte, nous nous proposons alors d'enregistrer les bricolages qui se fabriquent dans l'accompagnement des personnes en grande précarité, en redéfinissant ces bricolages comme un art de la composition impliquant une intelligence fine des situations. Consolidée au fil des jours, cette pratique n'est pas l'apanage des professionnels, elle relève plutôt d’une compétence distribuée à s'ajuster et à jouer des attachements dans les différentes structures, en bordure et dans les interstices des cadres institutionnels.

Qu'elles s'attachent aux expérimentations politiques, aux bricolages ou aux arts de faire du quotidien, nos enquêtes suivent ce qu'il se passe, ce qui advient par ces pratiques et par l'engagement de celles et ceux qui tentent de les faire tenir. Mais vouloir suivre ce qui se passe demande d'ajuster la méthodologie et notamment de privilégier la pratique de l'observation in situ, le temps passé dans les lieux investis, auprès des personnes, à un recueil de données plus distancié. Les observations in situ – sur les lieux-mêmes et au plus près de leur pratique – permettent de saisir des éléments qui échappent aux catégories formelles d’un questionnaire, ou encore, qui sont difficilement traduisibles immédiatement en discours dans le cadre d’un entretien fermé.

Ce travail d'observation n'est pas pour autant déconnecté d'une pratique de  l’entretien pour autant que la parole que l'on y recueille reste arrimée à la pratique, aux lieux investis et aux problèmes qui s'y posent. Pour cela, nous privilégions les entretiens collectifs (avec des équipes de travailleurs sociaux, des groupes de militants ou d'habitants, etc.). Ces derniers nous permettent par un travail de formulation et d’explicitation des pratiques d'enregistrer la réflexivité des collectifs. Ces entretiens collectifs peuvent aussi être complétés par des rencontres individuelles.

Co-produire les connaissances

Dans une telle perspective, on comprend que la recherche et l’action, qui constituent deux des termes de la raison sociale de notre coopérative, ne sont pas à entendre comme désignant deux activités distinctes. Bien au contraire, nos rapports et les analyses qu’ils développent s’appuient sur les pratiques et les propos des personnes rencontrées, sur leur sens de la situation. Ce qui nous intéresse, bien davantage que de produire de la théorie – au sens d’un discours « méta » – c’est de nous engager au plus près des pratiques et de restituer l’intelligence des personnes.

C’est en ce sens qu’il est possible de considérer que notre posture n’est pas celle de l’expertise. Dans la mesure où nous considérons qu’il n’y a de connaissance que située, celle-ci ne peut qu’être produite avec les personnes concernées. Surtout, elle est toujours produite au lieu même où les problèmes se posent, là où ils peuvent trouver des réponses pratiques, bricolées et ajustées au cas par cas. Dès lors, la position surplombante de l’expert n’a plus lieu d’être.

Qu’il s’agisse de nos travaux autour des luttes de militants ou d’habitants, ou de ceux que nous engageons avec les travailleurs sociaux et les usagers des établissements sanitaires et sociaux, nous produisons chaque fois des connaissances qui sont en prise avec les situations dans lesquelles ils se trouvent. Ce faisant, le processus de recherche contribue à interroger et faire proliférer des prises pour leurs pratiques.

L’enjeu est le suivant : produire des savoirs qui n’objectivent pas l’action, c'est-à-dire qui ne l’abstraient pas de son cours mais permettent plutôt de la relancer sans cesse. Pour exemple, lorsque nous avons été amenés à produire un « guide des pratiques » avec un groupe de travailleurs sociaux exerçant dans des Centre d’Hébergement d’Urgence ou des CHRS, il ne s’agissait pas de définir un guide des bonnes pratiques, au sens d’un ensemble de règles ou de procédures auxquelles se rapporter et à appliquer le cas échéant. De tels guides, parce qu’ils sont irrémédiablement détachés du cours de l’action, risquent toujours d’être hors d’usage, mobilisables à contretemps, et de n'agir que comme instance de normalisation. En revanche, l’organisation d’une série de réunions mensuelles avec deux groupes de travailleurs sociaux a permis de faire émerger des thématiques et des entrées qui les concernent. Nous avons ainsi pu dégager, plutôt que des recettes, une série de tensions et de problèmes (accueil/sortie, quotidien/procédures, événement/routine, dedans/dehors, individuel/collectif) inhérents à leur pratique. En décrivant les manières singulières dont ces tensions se nouent et se dénouent, nous avons peu à peu défini une dynamique de la pratique selon laquelle cette dernière requiert moins de savoir appliquer des règles que de savoir prêter attention aux situations et à leurs incessantes définitions, redéfinitions, indéfinitions.