Habiter la transition. Trois modalités expérimentations démocratiques en milieu urbain

Politique de l'ordinaire et transition

Explorer des expérimentations politiques articulant  dynamiques de l’habiter et déploiements de la TEE

Le programme Cit'In est l’occasion pour nous d’instrumenter une perspective de recherche susceptible de donner corps à un objet apparemment paradoxal : des dynamiques d’expérimentation travaillant depuis le plan des usages ou de l’habiter, dans le sens du déploiement de la TEE. Le paradoxe tient en premier lieu dans l'incompatibilité ou la tension que l'on perçoit entre un plan de l’habitude, de l’expérience ordinaire et la nécessaire réélaboration des conditions de l’expérience à travers l’exceptionnalité des situations d’expérimentation. La question que nous posons est donc la suivante : moyennant quelles instrumentations, quels investissements de formes les conditions d’un habiter ou les modalités d’existence ancrées en un milieu donné, peuvent devenir un terrain d’expérimentation et d’accomplissement situé pour des transformations décisives ou nécessaires en matière de TEE ?
Une autre tension travaille le volet politique du programme d’enquête. Dans le modèle classique de l’engagement, en tout cas pour la France, la citoyenneté est précisément définie depuis des figures du détachement (d’avec les intérêts particuliers, les appartenances communautaires, etc.) (Ion, 1997). On voit ainsi se dessiner un autre genre d’incompatibilité entre la figure de l’habitant, prisonnier de ses attachements et de ses routines, vis-à-vis du citoyen détaché, visionnaire, à même de se projeter jusque dans la transition. De là découle une deuxième question : Quel redimensionnement implique la définition d’une politique de l’habiter, ou la prise en compte de toute une infra politique qui mette en jeu nos manières d’habiter et de faire monde ?
Pour autant, ce paradoxe ou cette incompatibilité apparente se trouve dissipé dans la pratique. Dans nos propres enquêtes, nous nous sommes trouvés confrontés à de nombreuses configurations pratiques qui nous permettent de documenter cet agencement singulier articulant charge expérimentale, texture de l’habiter et proposition politique en matière de conduite de la TEE. Les dernières recherches que nous avons menées sur le terrain des politiques environnementales ou du développement urbain durable nous ont ainsi conduits à sélectionner pour l'enquête que nous soumettons ici trois situations assez exemplaires de ces expérimentations écologiques et politiques sur le terrain de l’habiter : un projet de coopérative d’habitants réalisé en périphérie de la métropole lyonnaise et intégrant au cœur de son projet à la fois le souci de la qualité environnementale et celui de son fonctionnement démocratique ; un dispositif d’intéressement mettant aux prises des syndicats de copropriétés avec la problématique générale de l’écorénovation, également sur le périmètre de Lyon métropole ; enfin le site des Murs à Pêches à Montreuil, qui est un vaste espace vague et sous tension, et qui se trouve en quelque sorte deux fois en transition, en tant que confronté aux dynamiques de densification de la première ceinture parisienne et en tant que site d'émergence de nouvelles pratiques urbaines relevant de la TEE (économie circulaire, agriculture urbaine, traitement de parcelles polluées).

Ressaisir la charge expérimentale au sens fort

Si ces sites seront présentés plus précisément dans la partie suivante, il nous semble important de revenir sur un des attendus qui a présidé à leur sélection comme terrains d'enquêtes, à savoir la possibilité de déceler sur chacun d’entre eux la mise en jeu d’une expérimentation au sens fort. En effet, nous n'entendons pas simplement enquêter sur une série d’initiatives plus ou moins formalisées, des boîtes noires plus ou moins opaques, ou plus ou moins stabilisées au sein desquelles des acteurs donnés essaieraient de mettre en œuvre des opérations relevant de la TEE. Nous distinguons ainsi des expérimentations au sens faible et au sens fort. Dans la première acception, expérimenter implique des bricolages dont on accepte d’emblée la faible amplitude eu égard aux enjeux de longue portée de la TEE. Dans la seconde, expérimenter implique de véritables inventions, des montages expérimentaux dotés d’une part d'une puissance de brouillage et de performation, et qui supposent d’autre part la mise en jeu de tout un complexe de médiations inédit.
En premier lieu donc, expérimenter (au sens fort) veut dire réinventer localement et pratiquement, dans le spectre des instruments de l’expérience, ce qu’il en est de la politique, de la citoyenneté et ce que l’on entend par transition. Dans le champ des expérimentations, et suivant en cela la leçon de l'ethnométhodologie, tous ces items doivent être considérés comme des thèmes de la recherche et non comme de simples ressources. Chacun des trois terrains que nous nous proposons d'investir doit être envisagé comme troublant les catégories déjà faites et les cadres de pratiques institués, et comme performant chemin faisant ce qu'il entend accomplir. Brouillage et perfomation se déclinent sur cinq axes au moins : un axe définitionnel (comment les acteurs décrivent et nomment ce qu'ils font ?), un axe axiomatique (quelles valeurs mobilisent-ils et quelles valeurs établies bousculent-ils ?), un axe temporel (quelles actions réalisent-ils sur les temps de l'expérience ?), un axe relationnel (quels éléments hétérogènes sont mis en rapport ?) et enfin un axe scalaire (à quelles échelles est portée l'action ?).
Au-delà de ces dimensions d’accomplissements situés, les situations expérimentales présentent chaque fois des nouages originaux, des communications singulières. Qu’elles soient plutôt de type bottom up ou top down, sauvages ou instituées, de laboratoire ou de plein air (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), ou qu'elles associent et mélangent l'une ou l'autre de ces qualités, il s’agit toujours d’expériences où les médiations prolifèrent (médiations techniques, travail de remédiation ou de bricolages, appropriations pratiques, opérations de traductions, innovations institutionnelles). On y découvre des médiations entre les logiques de l'aménagement, de la conception technique des bâtiments et les usages ou l'expérience de l'habiter, aussi bien qu'entre des échelles ou des dimensions de la pratique distinctes (le plan juridico-institutionnel qui cadre l’existence et la réplicabilité d’une coopérative d’habitants et le plan des affects, des ambiances entre voisins-coopérateurs, par exemple). Les expérimentations politiques en matière de TEE constituent des situations depuis lesquelles la construction de sens et l'invention de nouveaux usages sont travaillées et documentées spécifiquement. Au-delà d'un espace d'appropriation des indicateurs de la performance énergétique ou des technologies durables, ces expérimentations doivent permettre de produire un sens, un langage commun et des problèmes partagés autour des enjeux environnementaux, et de nouvelles manières de faire : des manières de conduire une maîtrise d'ouvrage, de définir et de mesurer la qualité environnementale d'un milieu de vie, mais aussi des manières de faire attention et de faire collectif à l'échelle d'un bâtiment ou d'un quartier.

Redéfinitions de la politique environnementale au sein des expérimentations en matière de TEE

On parlera pour notre projet d’expérimentations politiques et non d’emblée d’expérimentations citoyennes, dans la mesure où la notion de citoyenneté implique l’arrière-fond d’un ordre politique préconstitué et relativement stabilisé. Or, comme on l’a déjà évoqué précédemment, en situation expérimentale, la politique se trouve plutôt redéfinie ou projetée de manière singulière : on se trouve bien confrontés à des citoyennetés environnementales à géométrie variable. Par exemple, la politique qui se déploie localement peut prendre l’aspect d’une micro-gouvernementalité (comme c’est le cas pour les conseils syndicaux de copropriétés) ou peut s’envisager plutôt comme l’affirmation d’une multiplicité irréductible (dans la combinaison plus ou moins chaotique ou conflictuelle des modes de peuplement aux Murs à Pêches : peuplements humains et non humains, entre habitants récalcitrants et initiatives innovantes, usages légaux et illégaux, etc.). Encore une fois la citoyenneté constitue davantage un thème de l'enquête plutôt qu’une ressource. Même si les acteurs rencontrés se réclament explicitement de cette catégorie (comme c’est notamment le cas pour les coopératives d’habitants), il s’agit alors de l’interroger : de quoi est faite cette citoyenneté environnementale ou démocratique spécifique ? Quelles épreuves, quels étayages, quels problèmes la sous-tendent ? On voit déjà s’esquisser, à l’étape du projet, une forme de pluralisation autour de la notion même de démocratie, mise à l’épreuve des relances concrètes de la TEE.
Les trois sites retenus nous semblent en tout cas emblématiques de la démocratie du faire dont il est question dans le programme Cit'In, une politique du geste qui se manifeste sur deux registres : celui de l’habiter (les « petits » gestes et « petites » attentions du quotidien) et le plan des médiations techniques (construire un mur, isoler en paille, dépolluer un sol). Une précaution s’impose toutefois ici, qui appelle à donner toute leur ampleur à ces deux types de gestes : le geste technique ajusté comme le geste d’attention située ne se résument ni à la déclinaison locale d’une technologie déjà en ordre de bataille, ni à l'usage mineur d’un care qui vaudrait comme supplément d’âme des expérimentations durables. Ce sont bien plutôt les outils indispensables à la configuration d'un monde vécu, avec toutes les implications et conséquences qu'une telle élaboration requiert. Suivre finement les déploiements pratiques de ces gestes devrait nous permettre de commencer à cartographier ce que nous avons commencé à thématiser comme domaine infra politique.
Les questions et les enjeux de la transition écologique et énergétique impliquent de repenser la politique depuis des attachements concrets, c’est-à-dire à rebours des dispositifs de la participation citoyenne qui reste, y compris lorsqu'elle se veut « au plus près » (par exemple lorsqu'elle a recourt à des arpentages), à la fois une opération de détachement des liens tissant le territoire ou la vie quotidienne, et une opération de confinement de la politique dans des arènes, des formats, des modalités discursives prédéfinies. La participation citoyenne demeure associée, pour la plupart des acteurs que nous avons pu rencontrer dans nos enquêtes, à une sorte d’alibi visant l’application de programmes gestionnaires ou de directives gouvernementales. En ce qui concerne notre projet de recherche, et un peu à la manière dont A. Tsing (2017) explore les espaces du péricapitalisme, nous comptons explorer des expérimentations politiques que l'on pourrait qualifier de « périgouvernementales » – à la fois internes et externes aux projets gouvernementaux. Ce ne sont donc pas des alternatives ou des contre-propositions écologiques (sur le modèle des « lieux de résistance » que nous avons pu précédemment étudier) mais bien des expérimentations politiques de bordure. Elles sont expérimentales en ce qu'elles associent des registres et des domaines de pratique, des éléments matériels, des instruments et des logiques d'action qui sont profondément hétérogènes les uns aux autres et dessinent pourtant les lignes politiques d’une transformation du monde existant, des scénarios inédits pour la transition.

Implications théoriques d’un montage ethnographique

En plus d’arrimer la question d’une démocratie du faire à celle d’une politique de l’habiter, l'autre pas de côté que nous proposons implique un montage à la fois théorique et méthodologique en mesure de rendre compte des réalités plurielles auxquelles ouvrent la TEE et les expérimentations politiques étudiées. Nous pensons qu'il y a un lien intrinsèque entre les enjeux écologiques posés par la transition écologique tels que présentés par le programme Cit'In et les moyens que doivent se donner les sciences sociales pour en rendre compte. Ce lien s'établit au niveau de la prise en compte des échelles et réalités en jeu. Comme les grands mouvements de modernisation (dont participe la transition), les sciences sociales se sont construites via le transfert d'expériences locales à grande échelle, elles ont fait fond sur la capacité d'un projet (scientifique mais aussi économique ou gouvernemental) à changer d'échelle sans remettre en cause ou transformer le cadrage initial. Tsing nomme cette qualité la « scalabilité ». Pour parvenir aux fins visées (la réplicabilité des projets, leur globalisation), la scalabilité élimine la diversité et l'imprévisibilité : n'est alors pris en compte que ce qui avait été projeté dès le départ.
Or, la double incertitude induite par les bouleversements écologiques en cours et par ce que l'on peut attendre d'une dynamique expérimentale dans ce contexte nous pousse au contraire à privilégier, dans les phénomènes étudiés comme dans les modalités analytiques et méthodologiques choisies, le non-scalable (c'est-à-dire l'imprédictibilité morcelée, les agencements éphémères et les histoires multidirectionnelles). Cela ne veut surtout pas dire qu'il ne faudrait tenir compte que du micro ou de l'infra mais plutôt qu'il faut changer de lunettes analytiques concernant les relations d'échelles et l'agencement des réalités observées (Callon et Latour, 2006). Quels chemins, autres que la scalabilité,  des micro-expériences trouvent-elles à emprunter pour devenir exemplaires et macroscopiques ? Comment des agencements précaires et risqués parviennent-ils cahin-caha à une métastabilité ? Et, inversement, comment des macroacteurs parviennent-ils à aligner une multitude d'intérêts contradictoires ? Afin de défaire l'univocité ou l'homogénéité de la transition (et en miroir, les grandes généralisations sociologiques), à la manière dont les biologistes des écosystèmes décrivent des réalités « patchées », les sociologues doivent pouvoir, pour les milieux humains, rendre compte à leur tour de « mosaïques d'agencements ouverts enchevêtrant différentes manières de vivre, chacune déployant à son tour une autre mosaïque de rythmes temporels et d'arcs spatiaux » (Tsing, 2017, p. 35-36).
Pour ces raisons, notre dispositif d'enquête est organisé par une logique casuistique, c'est-à-dire par la « construction dynamique d'un espace de variation dans lequel des épreuves sont investies par des acteurs qui en tirent des leçons de tous ordres pour influer sur le cours des choses publiques » (Chateauraynaud et Debaz, 2017, p. 589). Il s'articule sur la mise en variation de trois expérimentations qui, si elles font bien résonner les différentes questions de recherche transversales retenues, se caractérisent par la singularité de leurs agencements. En chaque point de notre dispositif d’enquête, le site expérimental tient comme un entrecroisement de modes ou de manières (de faire la ville, de se projeter dans une transition, d’habiter, de faire de la politique, etc.) autant que comme mise en contraste des principaux thèmes de l'enquête (l'expérimentation, la transition, la politique). L'intelligibilité des phénomènes doit pouvoir émerger des terrains eux-mêmes et de leurs échanges sur un même plan d'immanence, dans l'élaboration de proche en proche et la mise en exergue de points de contacts et de transversalités.

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