Les grands projets urbains durables à l'épreuve de leur habitabilité

Les cas exemplaires de la Confluence à Lyon et du Village Vertical à Villeurbanne

Contexte problématique

Depuis plus de dix ans maintenant, on a vu se multiplier les initiatives, de plus ou moins grande échelle, visant à faire advenir, à promouvoir et à consolider des modes de développement et de consommation durables. Le domaine des politiques de la ville, prises au sens large, ne fait pas exception, avec une myriade de projets d'écoquartiers, de processus d'éco-rénovation, d'opérations de sensibilisations pour étayer les pratiques éco-responsables d'habitants promus à la dignité plutôt nouvelle d'éco-citoyens. Le programme de recherche MOVIDA s'intègre tout à la fois à cette nébuleuse du développement durable, et en même temps prétend en mesurer l'effectivité et l'opérativité. Jusqu'à quel point, et surtout moyennant quelles innovations, ces politiques et ces initiatives diverses peuvent-elles effectivement impacter les modes de vie des populations ? Notre propre projet de recherche vise à déplacer cette question sur le terrain des politiques de réaménagement urbain, en posant la question suivante : la ville durable est-elle habitable, et sous quelles conditions, moyennant quels ajustements, quelles ruses pratiques ? Plus précisément, nous proposons de documenter les effets de la mise en œuvre de projets de développement urbain durable sur les changements des modes de vie des citadins, depuis les expériences qu'en font les habitants eux-mêmes. Notre projet s'inscrit dans une démarche innovante dans la mesure où il entend interroger un aspect encore peu documenté à l'heure où ces projets urbains commencent tout juste pour certains à être investis : l'habitabilité de ces modèles de ville durable et la transformation des modes de vie que cette nouvelle urbanité engage effectivement. Il s'agit ainsi de mieux comprendre les épreuves de l'appropriation de ces projets localisés, qui associent éco-technologies et techniques de gouvernance, et qui cherchent à faire émerger et à soutenir de nouvelles pratiques dans la vie quotidienne, soit de nouveaux modes de vie. Les résultats attendus concernent également une meilleure compréhension de l'opérativité et des limites des incitations comportementales contenues dans ces projets urbains (qu'il s'agisse de supports techniques, communicationnels, d'ateliers de concertation, de réunions de sensibilisation ou encore de la mise en place de séances de soutien personnalisé).

Terrain de recherche

La recherche s'est focalisée sur un terrain principal, le projet Confluence, situé dans le deuxième arrondissement à Lyon qui, de par son envergure (150 ha) et son ambition à la fois en termes de restructuration urbaine pour l'agglomération et de rayonnement à l'échelle des métropoles internationales, incorpore et prend en charge sa propre exemplarité. Un second terrain a également été investi de manière mineure : la coopérative d'habitants le Village Vertical, située dans le quartiers des Maisons-Neuves à Villeurbanne, exemplaire d'une autre expérimentation urbaine durable.

Résultats : Resymétriser la fabrique de la ville durable

Les principaux résultats de l'enquête convergent vers la mise en lumière d'un système complexe de tensions et de médiations lié aussi bien à la dimension de prototype de la ville durable qu'à sa dimension proprement urbaine de ville en train de se faire. En effet, si les habitants parviennent bel et bien à habiter le quartier de Confluence, c'est d'abord au prix d'ajustements secondaires importants par rapport aux dispositifs techniques et gouvernementaux du projet, largement défaillants. Ensuite, habiter la Confluence c'est habiter un milieu de tensions sociales, spatiales, voire même xénophobes. Ici, l'échelle du projet, l'ampleur de la transformation qu'il engage, accentue et exacerbe les tensions propres au tissu urbain.

Des médiations discrètes qui fabriquent la ville durable

Le principal acquis de notre travail est d'avoir montré qu'il n'existe rien de tel qu'un hiatus entre les aménagements de la ville durable et l'usage qu'en font les habitants. Pour preuve, les dysfonctionnements, aléas et pannes en série, les inadaptations des équipements, la fragilité de certains matériaux qui font le quotidien des habitants de la Confluence donnent lieu à des reprises, des ajustements, à une véritable multiplicité de rapports : de l'usage de faible intensité à l'appropriation détournée en passant par l'usage critique, nous avons relevé toute la large panoplie des rapports qu'entretiennent les habitants avec ces aménagements. Cette caractéristique médiatrice de l'habiter relève d'une composition avec un milieu technique expérimental, nécessitant des habitants (mais aussi des aménageurs et des décideurs) de devoir vaille que vaille faire avec les aléas qui surviennent et la faible concrétisation des objets techniques. Du point de vu des habitants, l'habitabilité de la ville durable se joue en dernier ressort dans les espaces de médiations que sont ces arènes a priori banales et sans qualités particulières, par exemple les assemblées syndicales de copropriété, les interactions quotidiennes entre des locataires et un gardien ou un agent technique polyvalent de l'OPAC, un Conseil d'Intérêt Local, ou encore une association de locataires opposés à l'éco-rénovation. C'est bien souvent au sein de ces petits collectifs que s'élaborent les réajustements techniques, juridiques et pratiques qui doivent permettre une appropriation commune de la ville durable.

Les habitants théoriciens de la ville durable

La ville prototype dysfonctionne, cela semble assez logique, mais ce qui est beaucoup plus frappant, c'est la capacité des habitants rencontrés à proposer des analyses, des critiques, et des systèmes d'explication pour ces dysfonctionnements. Ces théories, comme les médiations exposées plus haut, constituent en tant que telles d'autres manières de franchir le hiatus supposé entre usages des habitants et aménagements de la ville durable. Penser les pannes, ou encore la faible concrétisation des objets techniques, est une manière selon nous de reprendre le fil, soit de créer quelque chose comme une fiction qui met les habitants à l'échelle de ce qui leur arrive, et qui les prépare à remédier effectivement aux problèmes divers qu'ils rencontrent. Mais cette théorie des dysfonctionnements se branche également sur une analyse plus profonde de la fragilité de la ville durable, cette « grosse machine » à laquelle les habitants ont à faire, et par laquelle ils font particulièrement valoir leurs facultés d'explication et de mise en cause. Les personnes rencontrées remontent au plus loin les réseaux qui rendent cette « machine » en apparence si robuste afin d'en révéler l'extrême vulnérabilité.

Problématiques et logiques de l'habiter

Les habitants de la Confluence sont constamment obligés de projeter en avant les problèmes qu'ils rencontrent, pour assurer une continuité possible de leur habiter. S'il n'y a pas de face à face entre les habitants et les aménageurs ou les concepteurs, il n'y a donc pas non plus de « grand saut » à faire de la part des habitants, ni pour espérer rendre compte adéquatement de leur point de vue. Prendre au sérieux la capacité de problématisation des habitants c'est, comme nous l'avons montré tout au long de notre rapport, accepter de les suivre lorsqu'ils « sautent » d'un lieu à l'autre, d'un domaine à l'autre, d'un temps à l'autre en traçant une logique qui ne ressemble à aucune logique formelle. Cette logique n'a rien d'irrationnelle, à condition justement de ne pas la confondre avec une logique formelle : c'est une logique d'êtres vivants, d'habitants, aux prises avec les exigences nouvelles et inattendues réclamées par un milieu encore largement inconnu.

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