Expérimenter de nouvelles manières d'accueillir les personnes sans-abris
Une recherche-action sur trois dispositifs innovants portés par l'association Aurore
Depuis la fin des années 2000 et face au constat de l'échec récurrent de prise en charge du public en grande précarité, un mouvement de fond a été initié vers une meilleure prise en compte des problématiques du public, sous l'impulsion du programme expérimental « Un chez-soi d'abord » puis du plan quinquennal « Logement d'abord » (2018-2022). Cette politique met en cause la logique d'insertion en "escalier", qui dominait jusqu'alors l'action en matière d'hébergement social en considérant chaque type de dispositif comme une étape dans un parcours d'insertion devant aboutir à un logement autonome. Au contraire, l'expérimentation « Un chez-soi d'abord » considère que l'étape préalable et fondamentale est l'accès à un logement pérenne à partir duquel peut s'établir un rétablissement de la personne. À ce principe s'ajoute également celui de ne pas conditionner le logement ni à la stabilisation des problématiques psychiatriques (la condition d'accès au dispositif est de souffrir d'une pathologie psychiatrique sévère) ou addictives ni à un suivi social ou sanitaire, il repose donc sur l'inconditionnalité et la libre adhésion et met particulièrement en valeur les capacités propres de la personne. L'accompagnement proposé est pluridisciplinaire et intègre dans les équipes des travailleurs-pairs. Alors que le programme est en phase d'essaimage, ses promoteurs indiquent que l'une de ses limites tient au caractère essentiellement individuel des logements et des accompagnements proposés. La solitude reste une problématique centrale pour les personnes (Laval et Estecahandy, 2019) et si le logement en individuel ne signifie pas nécessairement l'absence de sociabilité, il comporte un risque fort d'incurie, de repli sur soi et de perte de repères.
Dans ses travaux les plus récents, E. Gardella (2019) insiste, à rebours des analyses du sans-abrisme faites en termes d'exclusion ou de désocialisation, sur la multiplicité des liens de sociabilité qui lient les personnes à la rue avec de nombreux acteurs du monde social (pairs, voisins, commerçants). L'absence de prise en compte de ces liens, qui explique pour lui en grande partie les refus d’hébergement exprimés par les personnes, implique à revers une critique de l'individualisation excessive des analyses sociologiques et du traitement institutionnel dont ils sont l'objet1. On peut ainsi lire les 10 000 places en pensions de famille pour les personnes isolées en situation de grande précarité annoncées par le plan « Logement d'abord » à l'horizon 2022 ainsi que les 1 000 places projetées par l'AMI « Accompagnement de personnes en situation de grande marginalité dans le cadre d'un lieu de vie innovant à dimension collective » comme l'indice d'une prise en compte nouvelle de cette problématique de la solitude en institution peu ou mal prise en charge par le dispositif « Un chez-soi d'abord », mais tout autant comme une volonté d'extension de son domaine à des lieux collectifs (et à des personnes ne souffrant pas nécessairement de pathologies psychiatriques sévères).
Dans le cadre de l'AMI « Accompagnement de personnes en situation de grande marginalité dans le cadre d'un lieu de vie innovant à dimension collective », deux projets proposés par l'association Aurore, sous l'appellation « Nouveaux toits », ont été retenus par la DIHAL et la DIPLP, l'un à Bezons, dans le département du Val d'Oise, l'autre à Chelles, en Seine-et-Marne . À terme, le premier dispositif doit pouvoir accueillir 10 personnes et le second 20 personnes, réparties dans plusieurs petites maisons ou appartements. En correspondance avec la philosophie du « chez-soi d'abord » et l'expérience de la maison Goudouli à Toulouse, ces projets proposent des règles de fonctionnement souples autorisant la circulation libre des personnes, les consommations d'alcool, l'accueil d'animaux domestiques et la mise à disposition d'espaces de retrait et d'intimité dans des chambres individuelles. Ils proposent également une durée de séjour illimitée et un accompagnement pluridisciplinaire assuré par des équipes d'ACT, non conditionnés à l'observance d'un suivi thérapeutique ni au maintien en continu de la personne dans le logement.
L'enquête que nous proposons consiste à suivre les différents lieux de vie des deux projets sur une période de deux ans et demi (30 mois). Elle s'inscrit dans une démarche de recherche-action participative, en associant l'ensemble des parties prenantes au processus de production des connaissances, y compris les personnes bénéficiaires des projets.
1En considérant la personne qui fuit les institutions fortement intégratrices de la société (la famille, les mondes professionnels, les institutions sociales ou sanitaires) comme désocialisée, l'on crée un face-à-face arbitraire et factice entre elle et les dispositifs d'aide, un face-à-face qui, par sa structuration duale, ne peut que s'auto-entretenir.